vendredi 13 juillet 2012

BH-Pour une stratégie de puissance


Le général Desportes aime à répéter que la stratégie consiste à accorder un but, des voies et des moyens. De fait, selon que l’on privilégie un de ces piliers on peut distinguer plusieurs grandes approches stratégiques. Dans son remarquable Traité de l’efficacité François Jullien décrit ainsi une approche centrée sur un but précis que l’on va s’efforcer d’atteindre à force de volonté. C’est la vision classique et occidentale de la politique de puissance qu’il oppose à une vision chinoise centrée sur les voies, conçues comme des tendances porteuses à déceler et dont il faut profiter pour accroître sa puissance mais sans forcément avoir un « état final recherché » très clair. Dans le premier cas, l’action crée l’ « événement », dans le second, elle le conclut. Logiquement, il existe donc aussi une troisième approche qui estime que le simple développement des moyens suffit à atteindre le but. C’est, en particulier, le fondement de la dissuasion nucléaire. La possession de l’arme ultime suffit à la protection de la vie de la nation.

La question qui se pose ensuite est celle de l’adversaire. Une stratégie est-elle intrinsèquement liée à la confrontation avec la stratégie inverse d’un adversaire, c’est-à-dire quelqu’un qui a une vision antagoniste à la nôtre ou peut-elle se déployer sans opposition ? L’organisation d’une expédition humaine vers Mars relève-t-elle d’une stratégie ou d’un management (ou programmation si on préfère le terme d’Edgar Morin) ? Ce n’est pas aussi clair qu’il n’y paraît. Pour reprendre le thème de l’exploration spatiale, la conquête de la Lune par les Américains s’est faite dans un contexte de compétition avec les Soviétiques. Autrement dit, il a bien fallu tenir compte des actions d’un rival dans la programmation de ses propres actions pour atteindre le but fixé. Il en est finalement de même des deux autres voies stratégiques définies plus haut qui peuvent s’exercer face à un ennemi, un rival ou sans opposition.

Ces différences de nature introduisent des différences de complexité. Pour reprendre un exemple développé par Edward Luttwak dans Le paradoxe de la stratégie, sans opposition le chemin le plus rapide est forcément le plus court. En présence d’un ennemi en revanche, le chemin le plus court est aussi le plus prévisible et donc le plus tentant pour y tendre une embuscade. Le chemin le plus rapide est alors peut-être le plus long. Tout est dans le peut-être, car l’ennemi peut aussi tenter de suivre le même raisonnement et placer l’embuscade sur le chemin le plus long. La dialectique est un multiplicateur de complexité qui fait passer la stratégie du déterminisme à l’imprévisible.

En ce qui concerne la France contemporaine, les choses étaient relativement claires lors de la période gaullienne. Les buts étaient  la sauvegarde de l’indépendance nationale en particulier face à l’Union soviétique ; la participation de la protection de l’Europe occidentale face à ce même ennemi et la défense de nos intérêts dans le reste du monde. Les moyens de la France n’autorisant pas une stratégie volontariste à l’encontre de l’URSS, celle-ci est remplacée par une stratégie des moyens rendue possible par le caractère extraordinaire de l’arme nucléaire. La stratégie volontariste reste néanmoins de mise pour la défense de nos intérêts. La notion de dialectique est pleinement acceptée dans cette vision réaliste des relations internationales. Autrement dit, la France considère qu’elle a des ennemis, permanents ou ponctuels, et lorsque cela est nécessaire elle emploie la force contre eux et de manière autonome.

A partir de la fin des années 1970, la stratégie volontariste de préservation des intérêts fait de plus en plus place à une stratégie des moyens en parallèle d’un refus croissant de la dialectique. Le simple déploiement de forces est de plus en plus considéré comme suffisant pour résoudre les problèmes, ce qui revient à laisser l’initiative à des organisations qui persistent à croire à la notion d’ennemi et développent des stratégies volontaristes. C’est ainsi qu’en octobre 1983, le Hezbollah tue ainsi 58 soldats français à Beyrouth quelques semaines après que le Président de la République ait déclaré publiquement que la France n’avait pas d’ennemi au Liban.

A la fin de la guerre froide et alors que les buts stratégiques de la France deviennent plus flous, la tendance à la négation de la dialectique et à la concentration sur une stratégie des moyens ne fait que s’accentuer, troublée seulement par le suivi plus ou moins volontaire des guerres américaines dans la Golfe, le Kosovo et l’Afghanistan. L’aboutissement de cette tendance est le Livre blanc de 2008 où l’intérêt national fait place à la sécurité et les ennemis, actuels ou potentiels, font place aux menaces. La réflexion stratégique se limite à un contrat d’objectifs, c’est-à-dire à une simple liste, par ailleurs de plus en plus réduite, de moyens à déployer. Même lorsque la force est employée contre des ennemis presque déclarés, en Kapisa-Surobi à partir de 2008 ou en Libye en 2011, les limites à son action sont telles, qu’on peut se demander s’il s’agit d’une stratégie volontariste.

Alors que se préparent les travaux du nouveau Livre blanc, on voit apparaître, comme en 2008, des études sur « La France face à la mondialisation », là où des Chinois écrivent sans doute « La Chine dans la mondialisation », ainsi que de nouvelles listes de menaces à contrer (qui sont toujours les mêmes depuis vingt ans), là où des Américains définissent leurs intérêts à défendre dans le monde. Il serait peut-être donc temps d’en finir avec cet appauvrissement progressif et de revenir aux fondamentaux de la politique : que veut la France ? Comment accroître sa puissance ? Quels sont ses ennemis, adversaires, rivaux que notre politique va rencontrer et comment leur imposer notre volonté ?

4 commentaires:

  1. Concernant la question de l’adversaire :
    Sachant d’une part, que l’élaboration d’une stratégie ne peut se faire qu’après (à minima) avoir identifié les adversaires potentiels, leurs objectifs probables ainsi que la politique de moyens qu’ils peuvent mettre en œuvre.
    Sachant d’autre part que :
    - d’après le Sieur Migaud, Président de la Cours des Comptes, l’écart à mi-parcours de la Loi de Programmation Militaire (LPM), est déjà de près de 2 milliards d’euros à la fin de l’exercice 2011 par rapport à la trajectoire nominale,
    - que le format de nos armées est devenu peu ou prou celui que l’occupant nazi avait accordé au régime de Vichy après l’armistice de 1940,
    - que les contrats opérationnels ne pourront pas être entièrement tenus (achats de matériels, disponibilités, volume d’entraînement),
    - que certaines voix préconisent de démanteler l’outil de dissuasion nucléaire afin que son budget de fonctionnement soit versé au remboursement de la dette souveraine,
    Nous pouvons en toute logique, conclure que les adversaires potentiels de la France pour les cinquante prochaines années doivent avoir la taille du Vatican.
    Dans un monde où personne ne peut affirmer que l’Union Européenne existera encore dans 6 mois, où la crise menace frontalement les équilibres sociaux de nos démocraties, la vision stratégique que je peux lire au travers de la définition du format de nos armées (pardon, des variables d’ajustement budgétaire), me laisse pour le moins dubitatif.
    Mais bon, si le dieu Marché demande des sacrifices…

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  2. La conséquence logique de votre excellent constat mon colonel est naturellement une REVOLUTION de notre élite politico-militaire, et donc une purge radicale de l'actuelle, qu'elle soit de droite ou de gauche.

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  3. On a toujours glorifié l'action de l'armée invaincue des Alpes lors du coups de poignard dans le dos de 1940, oubliant qu'elle s'appuyait sur un élément tangible : la ligne Maginot Alpine édifiée en1923 quand Mussolini devenait trop remuant .

    La guerre dans le pacifique n'a été clairement possible que par l'anticipation dès les années 20 du formidable rôle qu'allait jouer le porte-avions comme futur capital-ships succédant aux cuirassés. Et ce travail de réflexion doctrinale fut principalement abouti dans l'US Navy à contrario de RN ou des marines italienne et française. Cette dernière déployant une constance dans ses renouvellements de matériels qui ont pu faire dire, qu'une flotte de méditerranée qui aurait pris la mer en1942 aurait peut être plus été une charge qu'un plus stratégique pour les alliés ... Voire, histoire de frapper en dessous de la ceinture, pour s'interroger si les crédits mis dans la superbe flotte de Georges Leygues n'auraient pas été plus opportun dans une optimisation face à des moyens au premier chef terrestres ans et sinon adapté à l'évolution technologique : des PA auraient plus aidé que des ccuirassés comme le Courbet pour freiner l'avance allemande.
    Donc une réflexion sur les risques et des moyens adaptés...à fortiori en période de disette budgétaire

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    1. Certes, avoir le matériel en quantité suffisante n’est pas grand-chose sans une doctrine d’emploi adéquate. Mais au-delà, le nombre en lui-même reste une qualité.
      Je crois savoir par exemple, qu’au vue de l’étendu de leur territoire, les aviateurs brésiliens se font tirer l’oreille et préfèrent à enveloppe budgétaire identique, avoir un peu plus de Gripen qu’un peu moins de notre excellent Rafale.
      Dans le même ordre d’idée, quid de la permanence à la mer avec un seul PAN ? Impossible bien sûr.
      Mais autrement plus grave est la perte potentielle du savoir-faire industriel. Il n’y a qu’à voir l’exemple des britanniques qui sont obligés de faire appel aux entreprises US pour leur sous-marinade…
      Comme le dit si bien un de nos comique national, à un moment donné il faut arrêter de dégraisser le mammouth sous peine d’attaquer l’os.
      Le problème n’est pas trivial, il s’agit de définir nos moyens militaires en fonction du rôle que nous désirons pour notre pays. Il s’agit d’un problème, non pas budgétaire, mais politique.
      Particularité nucléaire mis à part, que souhaitons-nous être ? Une puissance régionale avec une armée de type expéditionnaire, fortement intégrée à l’OTAN et donc aux Etats-Unis ? Ou bien souhaitons-nous conserver notre liberté de manœuvre politique en poursuivant l’effort, pour non seulement conserver mais développer certains volets d’une puissance globale ?

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